Jules Rimet a été Président de la FIFA de 1921 à 1954. La première partie de son livre „La merveilleuse histoire du Championnat du Monde“ sert de base à l’histoire officielle de la FIFA. „C’est en effet une série ininterrompue de mensonges“, déclare Pierre Arrighi, professeur à l’Université d’Amiens, qui vient de publier un livre critique sur le thème de la première Coupe du Monde.
Monsieur Arrighi, vous êtes professeur à l’Université de Picardie à Amiens. Dans quel domaine y travaillez-vous?
Je travaille dans le domaine des arts graphiques et des arts visuels en général. Je collabore aussi avec les historiens de l’art et par le biais du CRAE (Centre de Recherches en Arts et en Esthétique) j’ai pu introduire à différents moments la problématique du football que je considère comme un „art de l’action“. Cette idée, qui provient de ma culture uruguayenne (je suis né à Montevideo, et en Uruguay le football est perçu comme un art), m’a conduit à développer une activité académique internationale. J’ai fondé en 2011 le GREFU (Grupo de Estudios del Fútbol del Uruguay) à la Facultad de Humanidades et je travaille actuellement avec des chercheurs belges qui, sur le terrain, développent un regard sociologique et archéologique très particulier autour du football et produisent une documentation graphiquement très réussie.
L’Université d’Amiens porte le nom de Jules Verne. Vous ne pensez pas nécessairement au sport ou au football. Qu’associez-vous au sport et au football en particulier?
Mon travail d’historien du football va bien au delà du cadre universitaire. A l’Université je suis avant tout un professionnel de l’art, et mon travail de recherche sur le football est en quelque sorte une extension singulière, peu attendue. J’écris actuellement une géographie footballistique de Montevideo qui est en lien avec une thématique de recherche (arts et territoires) dans la mesure où les terrains de football de toutes sortes (jardins, écoles, terrains vagues ou improvisés, clubs, etcétéra) sont bien les ateliers et les galeries où se forment et s’expriment les artistes du ballon. Cela dit, je fais la différence entre sport et jeu, entre athlétisme et football. Le sport est à mon sens -et c’est ce que pensaient les dirigeants olympiques de l’époque de Coubertin- une performance qui part d’une activité „naturelle déjà existante“ (courir, sauter, marcher, nager, se battre, soulever des poids, lancer des poids, des flèches, etcétéra). L’activité préexiste dans la réalité sociale „avant“ que le sport ne s’en empare. Le jeu c’est autre chose: c’est une invention totale qui, sur la base de règles, développe des techniques et des modes de pensée qui n’existent pas dans la „société réelle“. On ne joue au football que lorsqu’on joue au football.
Votre nouveau livre porte le titre spectaculaire „Les 36 mensonges de Jules Rimet“. Cela semble sans ambiguïté. De quoi accusez-vous Jules Rimet?
Au moment où il a pris sa retraite, Rimet a écrit un livre; „Histoire merveilleuse de la Coupe du Monde“. La première partie raconte le processus de création de la Coupe du Monde et recouvre la période qui va de la naissance de la FIFA (1902-1904) jusqu’au début de la Coupe du Monde de 1930 disputée en Uruguay. Cette partie est une succession de manipulations des faits qui permet à Rimet de se mettre en valeur, d’accaparer des mérites qui appartiennent à d’autres dirigeants, et finalement, de se présenter comme „l’inventeur absolu du Championnat du Monde de football“ dont la première réalisation aurait été celle de 1930. Il raconte que l’idée d’organiser le championnat du monde en Uruguay lui est apparue en 1924; qu’il a mis en route le projet en 1925 avec l’aide de son complice, le diplomate uruguayen Enrique Buero; qu’à Barcelone, en 1929, il a manœuvré pour faire triompher la candidature de Montevideo; et que par la suite, il a obtenu, au prix de grands efforts et sacrifices, la participation de quatre équipes européennes, dont celle de la France. Les documents, et notamment le livre publié par son soi-disant complice en 1932, „Negociaciones internacionales“, montrent que tout ce que dit Rimet est inventé. D’ailleurs, en 1954, lorsque son livre a été publié, les dirigeants européens, qui connaissaient la vérité, l’ont totalement ignoré. Les fictions de Rimet ont été ressuscitées longtemps après, par le président brésilien de la FIFA Joao Havelange qui, sans désigner explicitement sa source, a récupéré les récits du Français pour bâtir une sorte d’évangile de la FIFA. L’imposture a permis à Rimet de devenir le „père-fondateur“ d’une FIFA expansive et de sa religion, le football.
Pourquoi pensez-vous que Jules Rimet a menti?
Il y a plusieurs raisons. Des raisons personnelles, circonstancielles, des raisons institutionnelles, et aussi des raisons historiques et footballistiques. Sur le plan personnel, Rimet avait la prétention d’obtenir le Prix Nobel de la Paix, malgré un passé trouble sur le plan politique à bien des égards. Il lui fallait donc construire un grand récit contre son principal „adversaire“, Coubertin. Le fondateur des Jeux pouvait se vanter d’avoir cherché „la paix“ dans le monde à travers le sport, et sans mentir, se présenter comme l’inventeur absolu des Jeux Olympiques modernes. Dans son livre, Rimet a pris soin de démolir l’œuvre du Baron et de lui opposer le récit ben plus merveilleux de la création de la Coupe du Monde de football. Rimet a déclenché son propre culte de la personnalité juste après la Guerre. En 1946, le championnat de la FIFA fut baptisé „Coupe Jules Rimet“. Ce n’est pas très modeste. Les raisons institutionnelles des mensonges de Rimet sont liées à un fait majeur: à l’exception des années Guérin (1903-1905), la coordination internationale qui a pris la forme de la FIFA en 1904 a eu pour priorité le développement de son propre pouvoir et de son propre appareil, non le développement du football. En 1905, les Anglais et les Belges ont saboté le projet de Coupe Internationale portée par le français Guérin pour favoriser la prise de pouvoir par la Football Association. Ce fut l’ADN de la FIFA. Des manœuvres de même type empêchèrent la création d’une Coupe d’Europe en 1927 et conduisirent au sabotage de la Coupe du Monde de 1930, par Rimet lui-même, contre le vote du Congrès. Cette tradition d’un football au service de l’appareil et non d’un appareil au service du football n’a pas encore fait l’objet d’autocritique de la part de la fédération. Finalement, il y a des raisons purement footballistiques. L’Uruguay a eu le „malheur“ de remporter les trois premiers tournois mondiaux, et les quatre auxquels il a participé entre 1924 et 1950. Et à chaque occasion, sa victoire a été traumatisante par des perdants qui n’acceptaient pas de perdre face à un „petit“. La France, la Suisse, la Hollande, l’Argentine, le Brésil ont souffert, parfois beaucoup, des victoires du vilain petit canard. Les traumatismes cumulées ont favorisé l’installation d’un oubli intéressé, et le vide ainsi produit a été comblé par une révision des faits.
Dans le texte original du livre de Jules Rimet „La merveilleuse histoire du Championnat du Monde“, il y a un chapitre décrivant la création de la première Coupe du Monde. Ce chapitre n’est plus inclus dans une édition ultérieure du livre. Comment expliquer cela?
Au moment de la publication de cette réédition, en 2014, j’ai demandé des explications à son responsable, Renaud Leblond, mais je n’ai pas eu de réponse. C’est pourtant la partie la plus forte, la plus importante du livre, la plus marquante. Cette censure, à mon sens critiquable et non mentionnée dans la préface, est une dissimulation. Je pense que Renaud Leblond est conscient du fait que la première partie du livre de Rimet est saturée de mensonges et de règlements de comptes, qu’elle est révélatrice d’une psychologie spéciale, quasi maladive Les universitaires français qui ont travaillé avec la FIFA le savent aussi. Republier ce texte était donc trop s’exposer. Par ailleurs, pour la mémoire de Rimet, il vaut mieux faire croire aux gens que son titre d’inventeur de la Coupe du Monde lui a été attribué par les autres, non par lui-même.
Ce que vous appelez des mensonges fait partie de l’histoire de la FIFA. La FIFA ne connaît pas les faits?
„La FIFA“ n’est pas une réalité solide, cohérente et intelligente. Ce n’est pas un organisme scientifique. Ce sont des personnes diverses qui occupent des postes et perçoivent des salaires au sein d’une entreprise. En 2016, j’ai eu l’occasion d’interviewer tous les candidats à la Présidence de la FIFA et j’ai pu constater leur ignorance totale en matière d’histoire et de documents. Ce ne sont pas des historiens et quand ils accèdent au pouvoir, leur souci n’est pas de consulter les archives mais de mettre en place leur politique. La FIFA est internationale pour certaines choses, mais lorsqu’il s’agit d’écrire l’histoire du football elle est „française“ sous Blatter, „anglaise“ sous Infantino, etcétéra. Des lobbies plus ou moins universitaires gravitent autour de la FIFA depuis une vingtaine d’années et finissent par imposer un certain récit qui convient à leur nation, mais qui doit toujours défendre deux idées centrales: que la FIFA a toujours bien agi et que le Championnat du Monde est une création de la FIFA, une „marque“ de la FIFA. Or, d’une part la FIFA a souvent agi contre le football, et d’autre part, les Championnats du Monde de 1924 et de 1930 ne sont pas des créations de la FIFA mais de la Fédération Française et de l’Association Uruguayenne de Football respectivement. Les livres „officiels“ de la FIFA sont rédigés par une poignée d’individus, et non par des comités d’historiens représentatifs des différents continents. Ces rédacteurs engagés par la fédération international ne refusent pas, bien au contraire, ils profitent de cette position abusive et payante. Le résultat sur le papier est une vision toujours partisane de l’histoire qui plaît au président de service. Dans ce sens, le livre de Rimet a fait école: il présente une histoire totalement asservie à l’image de l’appareil et de son chef.
Selon l’histoire de la FIFA, l’Uruguay a remporté la Coupe du Monde à deux reprises: lors de la première Coupe du Monde de la FIFA en Uruguay en 1930 et au Brésil en 1950. Vous dites que l’Uruguay a remporté la Coupe du Monde quatre fois. Comment les différentes représentations s’expliquent-elles?
Il n’y a pas vraiment une „histoire de la FIFA“. En 2004, „la FIFA“ disait que la première Coupe du Monde avait eu lieu en 1930, mais en 2017, dans son livre récent, elle explique que le tournoi de 1908 disputé à Londres était un premier Championnat du Monde. Les deux „théories“ sont absurdes et contredisent ce que signalent les documents officiels rédigés à l’époque par les organisateurs et ce que disait la presse. D’ailleurs, la FIFA attribue aux Uruguayens, aux Belges et aux Anglais „d’autres titres de la FIFA“ pour leurs victoires olympiques de 1908 à 1928, sans être capable de dire quel est la nature exacte de ces titres, quel est leur nom, et en confondant l’équipe anglaise avec l’équipe olympique de la Grande-Bretagne. En 1924, l’avant-garde du football ce n’était pas la FIFA, qui renaissait à peine, mais les dirigeants intellectuels qui gravitaient autour de la Fédération Française en France et de l’Association Uruguayenne en Amérique du Sud. Des individus comme Gabriel Hanot, Gautier-Chaumet, Achille Duchenne, Lucien Gamblin, Héctor Gomez, Rodolfo Bermúdez, José María Delgado. En 1923, la fédération française a appelé à un Championnat du Monde dans le cadre des JO de 1924 et a qualifié officiellement ce championnat „Tournoi Mondial de Football“. Rimet était président de la FFFA, de la FIFA, du Tribunal d’appel, Vice-président du Comité Olympique Français, etcétéra, et il a suivi le mouvement. Il a donc institué le premier championnat du monde. mais il l’a fait à partir de la FFFA, non à partir de la FIFA. De fait la premier championnat du monde a été crée par la FFFA de Rimet, grâce à Coubertin. Il n’est pas l’œuvre de la FIFA. La FIFA était alors une arrière-garde, divisée, en mauvais état, qui en 20 années d’existence n’avait pas été capable d’organiser un seul match de football. De surcroît, pour ne pas vexer les Anglais, il fallait cacher l’idéal „mondial“, une Coupe du Monde sans eux n’était pas encore concevable En 1928, ce fut la même chose, et en 1930 aussi. Le 10 mars 1930, quatre mois avant le début du Mondial, Rimet a voulu remplacer la Coupe du Monde par une Coupe Européenne à Rome! C’est pourquoi, on peut dire qu’en 1924 le championnat du Monde fut celui de l’association française et en 1930 celui de l’association uruguayenne.
En 2020, la Coupe du Monde de la FIFA aura 90 ans. Il y aura certainement beaucoup d’autres publications à venir. Pensez-vous que la FIFA va changer son historiographie à la lumière de ces faits „nouveaux“?
Elle n’en prend pas le chemin. Le récent livre du Musée de la FIFA marque un recul a bien des égards et un retour des discours mensongers que les dirigeants anglais émettaient déjà en 1904 pour empêcher la naissance de la fédération internationale! Le fondateur de la FIFA, Robert Guérin, a carrément disparu! C’est pourtant le plus grand dirigeant de cette fédération. La perspective du Centenaire du „Tournoi Mondial“ de 1924 en 2024 à Paris, et celle du Centenaire de 1930, obligera à se poser quelques questions. Va-t-on organiser la Coupe du Monde de 2030 en Grande-Bretagne alors que les Britanniques ont ignoré, voire saboté, les championnats de la FIFA entre 1924 et 1938? Ou enfin reconnaître que les Sudaméricains ont sauvé la FIFA de la honte en 1930 en organisant coûte que coûte cette compétition outre-Atlantique? Mais je crois plutôt que la FIFA va finir par se rendre compte que ce n’est pas son rôle d’écrire l’histoire du football, qu’elle n’en est pas capable, et que ses tentatives successives n’ont fait qu’aggraver les incohérences, les contradictions et les absurdités. Cela implique une révolution culturelle qui suppose un partage intellectuel, mais aussi une autre façon de concevoir le pouvoir et de partager les fruits matériels qui émanent du football.